On évoque souvent la propension des pouvoirs publics à « saucissonner » les compétences, à sectorialiser la culture en différents compartiments hermétiques les uns aux autres... Notre envoyé spécial à Bruxelles a voulu vérifier cette rumeur publique. Muni d’un dossier « Nova » sous le bras, il a effectué pour vous une partie de ce parcours du combattant. La convention est au fond du couloir...
Objectif de la partie :
Vous êtes un pion, mais savez-vous dans quel jeu vous jouez ? Domino, Poker ? Jeu de l’oie ou de Dames ? Ping-pong ou Chaise musicale ? Loterie ? Face au communautarisme institutionnel bruxellois comme à la grande sectorialisation qui pèse sur les politiques culturelles, pourrez-vous mener à bien un projet transversal, hybride, "a-communautaire" ?
Vous serez gagnant (peut-être) quand vous aurez réussi à déjouer tous les obstacles qui vous seront tendus, mais surtout à comprendre les véritables règles du jeu et à les modifier. Attention : certains joueurs sont aussi vos arbitres.
Particularités du joueur :
Au départ, vous êtes classé dans une catégorie. Disons, "Audiovisuel". Mais les notions culturelles sont absentes des politiques audiovisuelles et les missions de type sociales, d’éducation permanente en ont disparu. Cette tendance à ne considérer l’audiovisuel que d’un point de vue économique, se généralise d’ailleurs à l’échelle européenne.
Pas de chance : votre projet comporte de nombreuses passerelles vers des disciplines telles la musique, la création sonore, l’urbanisme, la photo, les arts plastiques, les nouveaux média, la performanceŠ Pire : il comporte aussi des aspects de formation, d’engagement social et politiqueŠ
Vous êtes de ceux qui considérent la culture "comme vecteur de transversalité entre les différents champs de la vie, artificiellement stérilisés dans la société institutionnalisée" (1) ? Certains disent d’ailleurs de vous : "La transversalité fait primer la démarche sur l’outil. Le travail en réseau, le bénévolat ainsi que l’interdisciplinarité du lieu participent à cette création d’un cadre propice aux échanges de savoirs et de savoirs faires. Cette structure participative fait du Nova non pas un cinéma traditionnel où l’on consomme des films mais où chaque usager est potentiellement acteur". (2)
Trop atypique, c’est donc rarement dans la case "Audiovisuel" que vous serez soutenu. Mais comme on ne va tout de même pas vous tailler un décret sur mesure, à quelle sauce serez-vous mangé ?
Avertissement :
Vous pouvez déplorer que ce type d’action ne soit pas valorisée en Audiovisuel, mais allez-vous pour autant renoncer à la mener ? Faut-il formater votre projet selon les normes institutionnelles ou, au contraire, chercher à adapter les institutions aux pratiques culturelles ?
Vous choisissez la seconde option. Persister, résister, insister, tenter sa chance ailleurs. Et donc, toquer aux portes de toutes les institutions ayant des compétences culturelles. Ici, la partie ne fait que commencerŠ Se munir d’une paire de gants est vivement recommandé. Car les couloirs sont longs, les portes nombreuses et quand on ne correspond pas au profil-type de tel ou tel secteur, vous êtes gentiment prié d’aller frapper à côté. A gauche ou à droite ?
Prière de cocher la case adéquate !
La catégorie "inclassable" n’existant pas, on peut ainsi finir par faire le tour du bâtiment, voire s’y retrouver enfermé après l’heure de fermeture des bureauxŠCertaines portes s’ouvrent néanmoins à vous.
A sa création, le Nova a été soutenu par l’Echevinat de l’"Urbanisme". Depuis 3 ans, la COCOF subventionne le Nova en "Politique générale". La Région apporte un soutien très épisodique en "Image extérieure de Bruxelles". C’est au rayon "Culture" que les aides du VGC ou de la Ville de Bruxelles sont octroyées. Jusqu’il y a peu, les subsides de la Communauté flamande étaient obtenus en "Politique bruxelloise". La plus grande partie du soutien de la Communauté française provient, depuis 1999, de l’"Education permanente", ainsi que des "Affaires culturelles" depuis 2001.
Cependant, rien n’est jamais acquis et ces soutiens sont rarement octroyés pour plus d’une année. D’ici là, votre interlocuteur aura peut-être changé d’avis ou été remplacé. Le débat sur la case adéquate où vous ranger peut donc resurgir à tout instant. Surtout, ne perdez jamais votre calme.
Votre sexe, svp ?
Pour un projet un tant soi peu transversal, le cloisonnement de la culture peut devenir cauchemardesque quand il a pour cadre l’architecture institutionnelle kafkaïenne, unique au monde, de Bruxelles. "En plus des deux Communautés qui se partagent la gestion culturelle, la réforme de l’Etat y a créé deux Commissions communautaires qui opèrent la gestion culturelle également à partir d’un point de vue communautaire. Les autorités fédérales gardent le contrôle sur les institutions culturelles bicommunautaires, tandis que la Région de Bruxelles Capitale, via sa compétence "Image internationale de Bruxelles", joue un rôle indirect. Enfin, chacune des 19 communes de la Région dispose de compétences culturelles propres. Aucune réflexion commune ne relie ces administrations". (3) Et tout ça, rien que pour un million de personnes cohabitant sur un territoire grand comme un mouchoir de pocheŠ
Dans cette capitale où flotteront bientôt les drapeaux de 25 pays européens et où 40% de la population n’est ni francophone, ni flamande, tout projet culturel doit passer l’épreuve de l’appartenance communautaire. S’adressant à des politiciens, un artiste "Flamand" de Bruxelles, compara cette situation politique à d’autres types de ségrégations : "Dans l’avenir, je m’appliquerai, à chaque nouvelle rencontre politique, à me présenter de manière très explicite : bonjour je suis blanc, néerlandophone et de sexe masculin" (4). Il ajouta : "Oui, chers politiciens, on risque les pires ennuis quand, en tant qu’habitant de cette ville, on se fait l’ambassadeur de ce qu’elle est en réalité".
Et il ne s’agit là que d’une des multiples contradictions dont est faite la Région de Bruxelles-Capitale : "une des régions les plus riches de l’Union européenne et où pourtant près de 40% des ménages bruxellois habitent dans des quartiers défavorisés. Pour des raisons historiques, culturelles et politiques, Bruxelles est, plus que d’autres, une ville tout en segment et en fragments" (5).
Etes-vous "Bi" ou "Co" ?
Si le caractère international de votre projet ou la volonté d’affirmer une identité culturelle propre à Bruxelles, vous amènent à refuser d’être "l’ambassadeur" d’une Communauté, vous adoptez alors la position (peu confortable) du "bi-communautaire". Appelée par certains "co-communautaire", cette relation avec les différents pouvoirs publics ayant des compétences à Bruxelles serait plus opportunément qualifiée d’"a-communautaire".
Ce "no man’s land" institutionnel empêche la labellisation d’un projet du point de vue communautaire. Il bloque en même temps la possibilité d’une reconnaissance et d’obtenir des aides récurrentes. Il produit une plus grande précarité, une multiplication des demandes à introduire, une complication administrative et politique.
Mais c’est normal ! La Wallonie et la Flandre, qui établissent des coopérations culturelles avec des pays du monde entier, n’ont même pas passé un tel accord entre elles. AlorsŠ vouloir rassembler les deux Communautés autour de projets communs, à Bruxelles ! Il faut être un peu dingue, non ? Ou très naïfŠ Car cette posture, peu courante au niveau institutionnel, est souvent mal perçue par le monde politique. Les difficultés régulières d’une institution aussi renommée que le "KunstenFESTIVALdesArts" le prouvent. De ce point de vue, le Nova se trouve dans une situation comparableŠ le "prestige" en moins.
Baigner dans l’huileŠ
Les mois qui précèdent une échéance électorale ne sont pas favorables à tous les joueurs (par on ne sait quel hasard, vous ne vous retrouvez jamais dans la liste des "priorités"). Et si vous n’avez pas eu de petit cadeau en début d’année, les mois qui suivent les élections risquent d’amener leur lot de mauvaises surprises : que la couleur de la porte ait changé ou non, parfois, les caisses sont videsŠ Ne soyez pas blasé, il suffit de passer son tour et revenir toquer l’année prochaine. Mais attention : il y aura peut-être à nouveau des élections.
Ou mijoter dans la friture ?
Ainsi, les premières années de votre parcours recèlent leur lot de dossiers "par projet". On ne vous soutient que du bout des lèvres. Projets par-ci, projets par-là, bref, des dossiers toute l’année ! C’est normal, il faut démontrer que vous êtes corriace.
Depuis cinq ans, vous cherchez à inscrire le soutien des institutions publiques dans une logique de plus grande stabilité : il s’agit d’obtenir des subsides pour l’ensemble ou une partie des activités en sortant de la logique unique du projet. Et si possible, de les inscrire dans une perspective de moyen terme, comme des conventions pluri-annuelles le permettent.
Exemple : le Nova bénéficiait depuis 1999 d’une aide en Education permanente et, depuis 2001, d’un soutien en Culture. Les services de l’Administration, regrettant que leur Institution "investisse si peu" dans votre association "eu égard à la place qu"elle occupe dans la Région de Bruxelles-Capitale", avaient imaginé la solution de lier ces subventions dans une même convention.
Une solution ? Soyez patient, la procédure peut tarder à aboutirŠ C’est normal : il y a des inspecteurs à rencontrer, des comités d’accompagnement à réunir, des dossiers à remettre, des évaluations à réaliserŠ Et puis, rassembler plusieurs secteurs d’une même administration autour d’un même projet, c’est compliqué. D’autant que les compétences sont parfois éclatées entre plusieurs Ministres.
Retour Case Départ
Trois ans de procédure se sont donc écoulés, mais en bout de course tous les avis sont positifs. Quand il arrive chez le Ministre de la Culture, votre dossier est en béton. Et quelle n’est pas votre satisfaction en voyant finalement la convention intersectorielle arriver dans sa grande enveloppe ministérielle ! Sauf qu’une fois ouverte, une petite surprise vous y attend. Le Ministre vous y confirme bien la nécessité d’élargir le champ et le volume d’activités à soutenirŠ mais il annonce simultanément qu’il vous retire la moitié de ses subventions ! Vous ramenant ainsi au niveau auquel vous étiez en 1999. Motif officiel ? Aucun. Votre naïveté en prend un coup.
Dans un même geste, l’Institution veut donc vous confier davantage de missions tout en réduisant de moitié son soutien financier. La manoeuvre est rusée. Vous vous questionnez : pourquoi pénaliser une association soutenue depuis plusieurs années, alors que les résultats de son action sont évalués positivement ? Le cas de figure n’était pas prévu dans les règles du jeuŠ Comment interpréter la décision de ce Ministre, contraire aux discussions menées depuis 3 ans avec son Administration ? Subissez-vous "simplement" les conséquences d’une année électorale ? Ou êtes-vous "seulement" la démonstration que ce Pouvoir Public est incapable de soutenir des actions pluridisciplinaires ?
A ce stade en tout cas, vous êtes doublement perdant. D’application depuis le 1er janvier 2003 (et jusque 2006), la décision ministérielle tombe d’autant plus mal pour vous qu’elle intervientŠ en octobre. L’année civile étant déjà largement entamée et votre budget, dépensé.
Toute ressemblance avec des faits ou des personnes ayant existé, serait purement fortuite (6)
Comme vous n’êtes pas encore tout-à-fait découragé, vous refusez de signer la convention qu’on vous propose. Et vous revendiquez un meilleur traitement. En effet, n’êtes-vous pas en droit d’attendre, de la part d’une Institution Publique, une attitude plus conséquente et plus avenante ?
Mais vous reste-t-il vraiment de l’énergie ? De l’espoir ? Oui ?! Allez, pour vous encourager, le Ministre finit par convenir du caractère empoisonné de son "cadeau". Il veut bien diminuer les missions qu’il vous demande de remplir, mais pas revenir sur les montants attribués. C’est un signe que le Ministre veut encore jouer avec vousŠ Vous saisissez l’occasion.
Après le jeu de l’oie, le ping-pong et autres joyeusetés, vous voici engagé dans une nouvelle manche. Le jeu se corse. Cette fois, il s’agit d’un bras-de-fer. Votre adversaire, qui est aussi l’arbitre, a bien sûr quelques avantages sur vous. Mais vous vous appliquez et votre atout, c’est l’endurance.
A quelques jours de la clôture des budgets 2003, vous êtes toujours à égalité. Alors l’arbitre sonne le gong puis remet sa casquette de Ministre et coupe la poire en deux. Certains appellent ça le compromis à la belge : vous récupérer in extremis vos subsides pour l’année écoulée, mais vous dites adieu à votre convention intersectorielle au moins jusqu’à l’année prochaine.
La partie n’est donc pas finie. Prêt pour un nouveau tour ?
(1) Séminaire sur "l’agréation des espaces culturels autonomes", Liège, septembre 2002.
(2) Article paru dans le journal "C4", Bénédicte Martin, novembre 2003.
(3) "La coopération entre les niveaux de pouvoir : le cas de Bruxelles", Annick de Ville & Guido Minne, in "Culture & Citoyenneté", 2002.
(4) Willy Thomas (Dito’Dito), interpellation au "KunstenPARLEMENTdesArts", 23/11/2001.
(5) "Crossing Brussels", Eric Corijn, Stefan De Corte & Walter De Lannoy, 2002.
(6) Toute ressemblance ne serait pas fortuite, l’ensemble des règles de jeu énoncées ici ayant été fidèlement reproduites d’après des faits réels.